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Le blog de Marc Jammet.

« Je n’avais plus le droit de parler avec mes collègues, ensuite ils m’ont supprimé ma pause pipi »

2 Novembre 2015, 00:37am

Publié par Marc Jammet

Faire ses courses en ligne, pour une livraison rapide, c’est bien pratique. 

Sauf que, dans les rayons des entrepôts, une autre course se déroule, pour préparer au plus vite les produits achetés. 

Découvrez les coulisses des hypermarchés connectés, grâce aux témoignages étonnants de deux employés de l’enseigne Chronodrive de l’agglomération toulousaine, une chaîne de cybermarchés lancée en 2004 par le groupe Auchan. Rebecca et Julien, 20 ans, étudiants en médecine à Toulouse, en quête d’un revenu pour payer leurs études, y racontent leur marathon permanent au service du client sous la pression des managers.

 

Cet article a initialement été publié dans la revue Z

 

Rebecca  : On avait besoin d’un peu d’argent, on ne trouvait pas de boulot ailleurs. 

Chez Chronodrive, c’était facile. 

J’ai postulé par Internet. 

À l’entretien d’embauche, ils nous ont dit qu’il fallait être disponible le samedi, avoir de l’énergie, le sens du relationnel. 

On te propose un CDI d’office et tu choisis le nombre d’heures que tu veux. J’ai pris dix heures par semaine. 

Les employés sont tous très jeunes, il y a beaucoup d’étudiants.

 

Le premier jour, les responsables de secteur étaient sympathiques, c’était très « On forme une grande famille ». 

Ils se présentent par leur prénom, on se tutoie tous. 

Ils te rassurent : « On sait que vous n’allez pas être rapide, ne vous inquiétez pas, faites à votre rythme. »

 

J’ai découvert mon lieu de travail, un grand hangar avec des alignements d’étagères numérotées et des niveaux, numérotés également. 

Une sorte de supermarché sans clients. 

Moi, je travaillais au frais, à trois degrés. 

Ils nous ont donné un bonnet et des gants. 

Il faisait froid, j’étais un peu surprise. 

Après je me suis mieux habillée.

« La montre-écran au poignet, ça leur permet de t’identifier »

 

Le matin, tu mets ta montre-écran à ton poignet, une sorte de petit ordinateur. 

Tu fais ton code. 

Ça leur permet de t’identifier, c’est comme si tu pointais. 

Là, la première commande s’affiche, avec le nombre d’articles. 

Tu ne connais pas la nature des articles que tu vas chercher. 

Juste un chiffre qui correspond à un emplacement. 

Tu as un numéro pour le rayon, un autre pour l’étagère, un autre pour le niveau. 

Tu mets trois ou quatre articles par sac dans une caisse en plastique puis dans un chariot roulant. 

Ça peut être très lourd.

 

L’objectif, c’est d’aller le plus vite possible, pour que le client ait ses courses dans son coffre rapidement. 

Le lendemain, tu as ton classement sur un grand tableau : ton nom, ton prénom et ton score. 

Les trois premiers classés sont surlignés d’une couleur, les trois derniers d’une autre couleur. 

C’est un score de productivité, calculé selon le nombre d’articles scannés en une minute et le nombre de commandes par jour.

 

Au début ils te disent : « Tu fais les commandes comme tu peux. » 

Ensuite tu comprends qu’il faut courir si tu ne veux pas te faire engueuler. 

Dès que tu ne cours pas, le chef te voit. Il est à un angle de mur derrière une vitre, dans un bureau, et il crie dans son micro : « Rebecca je te vois, tu cours pas, là. Dépêche-toi ! » 

Il n’y a pas d’horloge, et j’ai même eu droit à des remarques uniquement parce que je regardais ma montre ! 

Les ordres t’arrivent par un haut-parleur dans le frigo géant. 

Tous les autres l’entendent.

J’ai commencé à me faire punir.

 

On ne m’avait pas dit que ce serait aussi physique. 

Même après plusieurs jours, je suis restée dans les dernières. 

J’ai commencé à me faire punir. 

Je n’avais plus le droit de parler avec mes collègues. 

Et puis ensuite ils m’ont supprimé ma pause pipi. 

Et pour moi c’est difficile de ne pas aller aux toilettes pendant trois heures ! 

Ma punition c’était aussi la mise en rayons. 

Il fallait mettre des cartons remplis de boîtes de conserve sur les étagères. 

On était quatre à le faire avec un seul escabeau. 

À la fin je ne faisais que ça. 

Physiquement c’était très dur. 

Quand on n’est pas bon, on n’a pas le choix. 

Mais entre nuls on s’entraide, parfois des collègues me filaient un coup de main.

 

Julien : Au début j’étais à fond. 

C’est quand même admirable : les marchandises sont tellement bien classées. 

On m’a dit que le score de productivité minimum, c’était 200. 

Sans courir, on les faisait pas.« Dépêchez-vous, à Bordeaux ils courent », on nous répétait. 

L’obsession, c’était de passer devant ce magasin et que notre centre à Basso Cambo devienne troisième de France. 

Mais une fois que tout le monde eut atteint les 200, ça ne suffisait plus. 

Là tu commences à avoir la boule au ventre quand tu vas au boulot. 

Dès que tu as atteint un objectif, on t’en donne un nouveau. 

Quand tu sais que tu auras toujours un nouvel objectif, c’est démotivant, tu n’as plus envie de l’atteindre. 

Les chefs de secteur sont aussi en compétition entre eux. Ils nous disaient : « Vous comprenez, si vous ne travaillez pas, c’est moi qui ne vais pas atteindre mes objectifs. »

« Le surgelé, c’est pour les rebelles. »

 

Il y a différentes sonneries. 

Quand une commande attend depuis plus de trois minutes, ça sonne dans l’entrepôt. 

Et puis il y a la « cavalerie » : ça paraît ludique mais ça ne l’est pas du tout. 

C’est quand il y a plus de trois clients à l’accueil dont la commande n’est pas encore prise. 

Il faut décrocher de son poste pour aller s’occuper d’eux. 

Mais attention, interdit de courir quand on livre, « ça stresse le client ».
 

Je travaillais de 5 h 30 à 8 h 30 du matin. 

Tu as trois minutes de pause par heure.

 

Moi, j’avais un contrat de douze heures réparti sur quatre ou cinq jours. 

Je gagnais 350 euros. 

Mais je faisais tout le temps des heures supplémentaires. 

T’as pas vraiment le choix. 

Ils préfèrent les contrats à temps partiel, comme ça ils comptabilisent tes heures supplémentaires en heures « complémentaires ». 

Elles sont payées en heures normales… 

Lorsque j’ai refusé, ils sont devenus désagréables : « Sympa pour samedi ! On était vraiment dans la merde. » 

Tu peux aussi te retrouver au surgelé, à -18 degrés, sans gants. 

Le surgelé, c’est pour les rebelles. 

Tu prends les produits à la sortie du camion, tu places les produits tout au fond, les mains dans la glace. 

Ça fait mal.

 

Une fois par mois, le magasin est ouvert aux clients. 

Là, il ne faut plus courir, il faut sourire. 

Les haut placés viennent travailler avec nous, ils prennent les caddies. 

Il y a une super ambiance, les chefs sont sympas, ils rigolent.

Interdite d’aller aux toilettes

 

Rebecca : Je travaillais tout le temps avec un mec aux 35 heures, qui était premier du classement. 

C’était le sbire du chef de secteur. 

Il allait lui cafter s’il me voyait parler. 

Une fois, on empilait des caisses vides tous les deux, et il a posé sa pile sur la mienne alors que j’avais encore mes mains dessous. 

Je n’étais pas assez rapide, il a lancé :« Tu te les reprendras sur les doigts si tu t’améliores pas. » 

Quand je ne trouvais pas les articles, si je lui demandais il me disait que j’étais nulle, que je n’avais pas à poser de questions. 

C’est vraiment lui qui m’a décidée à partir.

 

Le boulot me rendait malade. 

La veille, je n’arrivais plus à manger ni à m’endormir alors que je me levais à 4 heures. 

J’ai posé ma démission un jour avant la fin de ma période d’essai. 

Je disais : « Vous n’avez pas le droit de m’interdire d’aller aux toilettes » ; ils répondaient : « On connaît la loi, si on te le dit c’est qu’on a le droit [1]. »

On ne s’organise pas. 

On ne se syndique pas. 

On peste sur le chemin avec quelques collègues, on se raconte nos colères. 

Et ça continue.

Les primes de fin d’année supprimées

 

Julien : Tous les deux mois, nous étions convoqués pour faire le point sur les primes. 

Un soir, ils nous montrent les chiffres de notre magasin, qui était enfin passé troisième de France, devant Bordeaux. 

Ils avaient gagné 18 millions d’euros sur l’année, avec + 40 % de chiffre d’affaires. 

Ils nous expliquent que nous n’aurons pas notre prime car il y a eu deux arrêts maladie et un accident de travail, et ça a coûté trop cher à la boîte. 

Ils te disent que tu en es aussi responsable : «  C’est à toi de faire attention aux gens quand ils grimpent sur les escabeaux. Il faut leur dire, sinon après ils tombent, ils se font mal et ils prennent un arrêt de travail. » 

Il y avait aussi des dépenses à cause de badgeuses défectueuses. 

On y était pour quoi ?

 

Là je me suis dit : ils ne sont pas honnêtes. 

Être dur, OK, mais la moindre des choses c’est d’être honnête. 

Ça m’a décidé à partir. 

Quand j’ai déposé ma démission, ils m’ont dit : « T’as pas le droit, t’as pas encore passé assez de temps avec nous. » 

Je savais que j’étais dans mon droit. 

Le dernier mois, ils m’ont mis tous les matins à 5 heures, ils ne me parlaient plus. 

Trop de gens démissionnent, alors il y a toujours des annonces sur le site, ils sont en recrutement permanent. 

Ça m’arrivait de faire mes courses sur Chronodrive. 

Je ne fais plus mes courses là-bas. 

C’est une question d’honneur. Il y avait un gars qui travaillait là depuis deux ans. Il disait : « Moi, si je gagne la cagnotte de l’Euro Million, je rachète Chronodrive et je le brûle. »

 

Propos recueillis par : Naïké Desquesnes (Revue Z)

 


Izi Baby, ce boîtier connecté pour faire ses courses…depuis son réfrigérateur

 

Chronodrive a lancé en mars 2015 la « liste intelligente », aka le nouvel ami du consommateur : « Izy ». 

Ce boîtier connecté rond et blanc a été conçu par la société californienne Hiku, basée dans la Silicon Valley. 

Il peut s’aimanter sur le frigo et permet de scanner le code-barres des produits à disposition dans notre cuisine ou de dicter vocalement leurs noms. 

Grâce à une application téléchargeable, l’appareil transmet par Wi-Fi les informations au « panier en ligne ». 

Un dernier clic via votre smartphone, et la commande est faite ! 

Un gadget technologique à 29,90 euros pour gagner encore et toujours plus de temps et permettre ainsi à Chronodrive de rester en tête du marché de la consommation éclair. 

Dur, dur de rester speed : la concurrence devient de plus en plus rude dans le secteur du drive. 

14 des 75 sites de Chronodrive en France ont fermé l’an dernier, et plusieurs projets d’ouverture ont été gelés. 

La famille Mulliez, actionnaire de référence de Chronodrive et propriétaire du groupe Auchan, réfléchit aux meilleurs moyens de sauver le taux de profit dans le secteur…

 

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