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Le blog de Marc Jammet.

Le Monde Diplo. Pourquoi tous ces putschs ?

31 Août 2023, 08:13am

Publié par Marc Jammet

Article dans Le Monde Diplo du mois de septembre qui tombe à pic au moment où au Gabon aussi la "France-Afrique" suscite le rejet des peuples qu'elle a trop longtemps asservis.

« Coup d’État de trop », selon la ministre des affaires étrangères sénégalaise Aïssata Tall Sall, l’intervention des militaires, le 26 juillet dernier à Niamey, suscite une agitation inhabituelle en Afrique et dans le monde.

Le Niger est en effet un pays-clé de la lutte contre le djihadisme au Sahel.

Mais ce putsch est aussi révélateur d’une évolution du rapport à la démocratie et à l’Occident dans la région.

par Anne-Cécile Robert

Le site du Monde Diplo et pour s'abonner ==> https://www.monde-diplomatique.fr/2023/09/ROBERT/66087 

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Épidémie », « contagion »… Le registre médical dit l’angoisse, et un certain désarroi. Car la succession de putschs laisse les commentateurs désemparés : six coups d’État en Afrique sahélienne depuis 2020, dans quatre pays — deux au Mali et au Burkina Faso, un en Guinée et au Niger —, comment penser un tel enchaînement ? Dans les cas malien et burkinabé, l’expansion du terrorisme ainsi que des tensions politiques larvées ont conduit l’armée à agir. Mais au Niger, le nombre d’attaques djihadistes avait sensiblement diminué au cours des derniers mois. Et Conakry n’affronte pas directement la menace islamiste : les soldats rebelles ont destitué M. Alpha Condé, qui avait usurpé un troisième mandat, inconstitutionnel, en 2021.

Pour le chercheur Yvan Guichaoua, par-delà leurs différences, ces coups d’État seraient « populistes (1) ». Le politologue camerounais Achille Mbembe les qualifie de « néosouverainistes (2) ». Tous les putschistes dénoncent en effet les ingérences étrangères, leur illégitimité autant que leur inefficacité. « Ne compter que sur nous-mêmes », affirmait le capitaine Ibrahim Traoré, président de transition du Burkina Faso, dans un discours le 21 octobre 2022. « Notre peuple a décidé de reprendre son destin en main, et de construire son autonomie avec des partenaires plus fiables », indiquait le colonel Sadio Camara, ministre de la défense du Mali, le 13 août dernier à Moscou. Ni l’influence russe, ni la crise de l’impérialisme français — que pointe, entre autres, l’économiste Ndongo Samba Sylla — n’expliquent cependant à elles seules les événements récents.

La succession de coups d’État au Sahel met surtout en évidence la fin de deux séquences : celle des dix dernières années, au cours desquelles la gestion de la crise sécuritaire qui ravage la sous-région était internationalisée sous la houlette de la France et des Nations unies — les États sahéliens « reprennent l’initiative », constate Jean-Hervé Jézéquel, directeur Sahel de l’International Crisis Group ; et celle, plus longue, de démocratisation, ouverte en 1991 par la fin de la guerre froide. Un véritable « reflux autoritaire », selon les termes du politiste sénégalais Gilles Yabi, qui n’épargne pas l’Afrique non francophone (répression sanglante en Éthiopie, crise postélectorale sans fin au Kenya, guerre civile au Soudan). On craint désormais la constitution en Afrique de l’Ouest d’un « cartel » de mutins, d’une « alliance putschiste kaki », ce qui constituerait un « point de bascule » dans la sous-région, selon Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute (3).

La fin, concomitante et délétère, de ces cycles a pu sidérer les observateurs de cette succession de putschs ; au Niger, de surcroît, le coup d’État du 28 juillet dernier comporte une dimension opportuniste, à tout le moins déconcertante. Mais en cherchant à préserver leurs intérêts corporatistes, les officiers rebelles ont imité un mouvement général qui affecte la sous-région autant que le reste de la planète. La déstabilisation du Sahel apparaît comme un miroir grossissant des recompositions géopolitiques en cours à l’échelle du monde : le « néosouverainisme » des putschistes reflète l’affirmation d’autres États qui tentent de mener une politique étrangère autonome (Turquie, Arabie saoudite, Afrique du Sud, etc.) ; l’émergence de juntes est le dernier avatar de la crise des démocraties et des tendances autoritaires observées au niveau mondial ; l’échec de la gestion internationale des défis sécuritaires au Sahel traduit la mise en cause globale du multilatéralisme ; et le rejet de la France en Afrique ainsi que la montée en puissance des États-Unis (très actifs au Niger depuis le putsch), de la Chine ou de la Russie illustrent la reconfiguration des relations internationales (4).

Dans ce contexte, le putsch est un outil d’ajustement à la crise de l’État autant qu’à celle de la démocratie. Les militaires entendent atténuer, au moins à court terme, les tensions et contradictions en concentrant le pouvoir entre leurs mains. En Afrique, les armées prétendent de longue date déverrouiller des situations de crise exacerbées par la faiblesse structurelle des institutions et des États eux-mêmes. Dans la zone sahélienne, désormais, le pronunciamiento se présente également comme une réponse à une menace sécuritaire que les pouvoirs civils ne parviennent pas à juguler. « Nous avons soutenu en nous bouchant le nez les coups d’État au Mali, en Guinée et au Burkina parce que, dans une certaine mesure, ils se justifiaient. [Les dirigeants] ne maîtrisaient plus rien (5)  », reconnaît ainsi l’écrivain guinéen Tierno Monénembo. Le paradoxe tient à ce que les armées de la sous-région, elles-mêmes affectées par la corruption et l’affairisme, n’ont démontré ni leur efficacité ni leur professionnalisme, comme en attestent les « bavures » dont elles se rendent régulièrement coupables dans la lutte contre le terrorisme. En outre, la durée de la « transition démocratique » demeure le plus souvent incertaine.

Mais comment démocratiser des États que leur histoire a rendus à ce point dépendants de l’extérieur ? Seuls 45 % du budget de l’État proviennent de ressources nigériennes (6). Pauvreté et inégalités de richesse fragilisent en permanence le pays. Associé à l’Algérie et au Nigeria pour la construction du gazoduc transsaharien (TSGP), qui desservira l’Europe du Sud via la Méditerranée — des perspectives financières qui aiguisent les appétits, y compris des militaires —, le pays se trouve à la 189e place sur 191 en termes de développement humain (7) et souffre du ralentissement économique consécutif à l’épidémie de Covid-19 et aux sanctions contre la Russie. Alors que le Niger est le troisième producteur mondial d’uranium, 85 % de sa population n’a pas accès à l’électricité. Malgré le volontarisme affiché dans la lutte contre la prévarication : le président Mohamed Bazoum avait notamment ordonné l’arrestation, pour détournement d’argent public, de M. Ibrahim Moussa, dit « Ibou Karadjé », ancien chef du service transport de la présidence. Avec pour toile de fond les inégalités de richesse, la lutte contre la corruption ainsi que la lutte contre l’irrédentisme (mosaïque ethnique, le pays reste marqué par l’autonomisme touareg), les Nigériens avaient déjà connu quatre coups d’État depuis l’indépendance, en 1974, 1996, 1999 et 2010, ainsi qu’une tentative ratée en 2021.

Adhésion, peur ou fatalisme ?

Même si on fait la part de la manipulation et de la démagogie exacerbée par les réseaux sociaux, le plus récent — comme ceux intervenus récemment au Burkina Faso et au Mali — semble accepté par les populations, sinon par adhésion, du moins par peur et fatalisme. Si les tentatives de manifestations de soutien au président Bazoum ont été étouffées dans l’œuf — avec plusieurs dizaines d’arrestations, l’intimidation et les violences exercées sur les journalistes —, la démocratie promue par les dirigeants et les organisations régionales depuis des décennies n’a pas, aux yeux des peuples, fait ses preuves. Le putsch de Niamey provoque des débats intenses en Afrique sur les vertus et les limites d’un « système politique importé (8) ». « On doit absolument bannir les putschs de notre espace, résume sur le réseau X (ex-Twitter) M. Alioune Tine, directeur du centre Africa Jom, mais aussi bannir les causes politiques profondes qui les créent, la “mal-gouvernance”, la corruption et l’impunité. » Les putschistes tendent à construire une légitimité de rechange en s’appuyant sur la rue, notamment les jeunes, en sollicitant le soutien des autorités religieuses et des chefs coutumiers.

Si l’expansion terroriste déstabilise les pays du Sahel depuis l’intervention des forces de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en Libye en 2011 et la dissémination dans la région d’une partie des troupes de l’Organisation de l’État islamique (OEI) après sa défaite en Syrie et en Irak en 2019, elle a désormais des ressorts locaux. Là où ils s’installent, moyennant méthodes expéditives et atrocités, les djihadistes peuvent rétablir une forme d’ordre sur les décombres de l’État. Ils rendent la justice, protègent les commerçants, règlent les conflits fonciers, ouvrent des écoles dans le cadre, discriminatoire pour les femmes, de la charia. « La gouvernance djihadiste repose sur deux piliers indissociables : la terreur et l’absence dramatique des services publics, explique le sociologue Jean-Pierre Olivier de Sardan. [Fournir] aux populations un service public de sécurité effectif et durable est alors la priorité absolue pour s’attaquer simultanément à ces deux piliers (9).  »

Dans ces conditions, l’approche exclusivement sécuritaire imposée par la France n’a pas rétabli la situation, malgré l’élimination de centaines de terroristes depuis 2014 (10). Le refus obstiné de Paris d’en tirer les conséquences au Mali a conduit à exporter la déstabilisation au Niger (11). En outre, la présence prolongée d’armées étrangères crée une économie parallèle qui détourne des ressources et aggrave les fractures sociales locales. L’arrogance des puissances étrangères — de la France notamment —, qui dictent leurs visions et leurs méthodes sur le terrain, sans forcément obtenir de résultats, nourrit le ressentiment des états-majors africains. Au-delà de ses responsabilités propres, coloniales et postcoloniales, la France symbolise un ordre international « hors sol » et inefficace. Elle sert de repoussoir à des putschistes dont le « néosouverainisme » s’accommode, comme au Mali, d’accords léonins avec la Chine et de concessions généreuses faites à la milice Wagner (12).

L’échec de la lutte contre le terrorisme est imputé à la « communauté internationale », assimilée à un Occident dont l’autorité morale s’étiole. Bamako n’a ainsi pas craint d’exiger le départ de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali (Minusma). L’Union africaine et la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) subissent, elles aussi, la crise de légitimité des organisations multilatérales. Au sein des sociétés de la sous-région, leurs discours martiaux et les sanctions qu’elles adoptent sont jugés artificiels et injustes, pénalisant les populations davantage que les juntes, comme lorsqu’elles entravent le commerce en fermant les frontières. L’Union africaine s’est toujours montrée impuissante face aux défis sécuritaires (13). Souvent citée en exemple, la Brigade de surveillance du cessez-le-feu (Ecomog), créée par la Cedeao et dirigée par le Nigeria, s’était interposée avec succès en Sierra Leone (1990-1997) mais avait essuyé les reproches d’exécutions extrajudiciaires. Par ailleurs, la Cedeao n’a jamais fait pression sur les chefs d’État de la sous-région tentés par un troisième mandat inconstitutionnel (M. Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, M. Alpha Condé en Guinée, etc.).

Les « régimes fantoches de l’Occident »

Elle « a raté deux choses importantes, confirme le journaliste centrafricain Seidik Abba, en s’impliquant peu dans la prévention des coups d’État (Guinée, Mali), et dans la réponse au défi sécuritaire (14)  ». Le « réveil » actuel de l’organisation tient au risque de déstabilisation régionale et à l’activisme de son président en exercice, le Nigérian Bola Tinubu, motivé à la fois par des enjeux politiques internes et le statut de puissance continentale de son pays. L’idée d’une intervention militaire, toujours délicate, divise profondément le continent : à l’exception de celui du Cap-Vert, les dirigeants de la Cedeao (amputée des quatre pays putschistes suspendus) y sont favorables mais doivent surmonter des réticences internes (parlementaires, médias) ; le 19 août, l’Union africaine s’est contentée de « prendre note » du choix de l’organisation régionale tout en réaffirmant sa préférence pour la diplomatie ; les puissances voisines, notamment l’Algérie et le Tchad, y sont réticentes. Toute intervention militaire comporte des risques, surtout en zone civile : la population de Niamey, ville déjà acquise à l’opposition sous M. Bazoum, se mobilise pour défendre le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) instauré par les généraux rebelles.

Face à ces enjeux, les militaires putschistes ne formulent pas de projets politiques clairs au-delà des slogans patriotiques et d’un panafricanisme « pragmatique », selon l’expression du colonel guinéen Mamadi Doumbouya. Des mesures symboliques fortes ont toutefois été prises : dénonciation de la convention fiscale avec la France par Ouagadougou, injonction faite aux entreprises étrangères de construire un siège social en Guinée par les autorités de Conakry, qui appellent également à transformer sur place les matières premières. Les putschistes vont-ils mettre les ressources nationales au service du pays — et de son « développement endogène », comme l’affirment M. Doumbouya et son homologue burkinabé — ou se servir eux-mêmes ? Le capitaine Traoré, au Burkina Faso, s’est fait remarquer, en marge du sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg en juillet 2023, en reprochant crûment aux chefs d’État africains leur « mendicité » alors que l’Afrique est riche en minerais. « Un esclave qui ne se rebelle pas ne mérite pas de pitié, a-t-il déclaré. L’Union africaine doit cesser de condamner les Africains qui décident de se battre contre leurs propres régimes fantoches de l’Occident. » S’il cultive la comparaison avec Thomas Sankara, dont il arbore le béret rouge, sera-t-il en mesure d’avancer des solutions à la division internationale du travail qui enferme le continent dans une position subalterne ? Au Niger, le premier ministre nommé par le CNSP le 7 août, M. Ali Lamine Zeine, est d’ailleurs un économiste, représentant de son pays à la Banque africaine de développement et artisan du dialogue avec les institutions financières internationales dans les années 2000. À ce titre, il a défendu les politiques qui ont asphyxié les jeunes États africains.

Anne-Cécile Robert

(1France Culture, 10 août 2023.

(2Clarisse Juompan-Yakam, « Achille Mbembe : “La critique de la Françafrique est devenue le masque d’une indigence intellectuelle” », Jeune Afrique, Paris, 9 août 2023.

(4Lire « La guerre en Ukraine vue d’Afrique », Le Monde diplomatique, février 2023.

(5Tierno Monénembo, « Au Sahel, la guerre froide deviendra chaude », Le Point Afrique, Paris, 18 août 2023.

(6« Rapport provisoire d’exécution du budget de l’État à fin mars 2023 », ministère des finances nigérien.

(8Gilles Olakounlé Yabi, « L’inconsistance du procès de la démocratie après chaque coup d’État en Afrique de l’Ouest », West African Think Tank, 11 août 2023.

(9Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Une sécurisation au service du peuple est-elle possible au Sahel », 15 mars 2023.

(10Marc Antoine Pérouse de Montclos, Une guerre perdue. La France au Sahel, Jean-Claude Lattès, Paris, 2020.

(11Lire Rémi Carayol, « La France partie pour rester au Sahel », Le Monde diplomatique, mars 2023.

(12Lire Philippe Leymarie, « Le temps des mercenaires », Le Monde diplomatique, août 2023.

(13Hubert Kinkoh, « Why aren’t more African Union decisions on security implemented ? », Institute for Security Studies, 17 août 2023.

(14« Le point sur la situation au Niger depuis deux semaines », Brut Afrique, 8 août 2023.

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